HISTOIRE DE L’ANOREXIE MENTALE
La Sainte Anorexie
"
Quand je suis faible, alors je suis fort"
Saint Paul (2 Co 12, 10)
"
Ieunium amare" (aimer le jeûne)
Saint Benoit (RB 4,13)
L'anorexie antique et médiévale
Les premières
descriptions de comportements d’allure
anorectique
datent des débuts de l’ère chrétienne,
particulièrement chez les adeptes du
monachisme,
c’est-à-dire les ancêtres des premiers moines.
Alors que
dans le judaisme il existe des j
eûnes religieux tels que
celui
pratiqué à l’occasion de Yom Kippour, ceux-ci ne
dépassent guère la journée et ne sont
guère
l’occasion de pratiques individuelles
excessives. Les premiers
"cénobites" chrétiens se sont très
tôt, aux
alentours de l’an 400, livrés à la
restriction
alimentaire. Selon CASSIEN, l’Ordo monasterii observe vers 425, cinq
jours de jeûne sur sept.
Au 4ème siécle,
Saint SIMEON Stylite, moine de
Syrie
vivant au sommet d’une colonne sans jamais se coucher,
étonne
ses visiteurs et construit sa renommée sur une
abstinence
quasi-complète de nourriture combinée avec des
une
activité gymnastique constante proche de ce nous
qualifierions
actuellement d’
hyper-activité.
En effet, pour mieux rendre
grâce à Dieu Saint Simeon opérait des
sortes
"d’inclinations profondes " que nous pourrions qualifier en language
moderne de "pompes" , ceci jusqu’à 1244 fois par jour, selon
un
témoin qui n’eût pas la patience ou le courage de
compter
plus loin...
A la période médiévale,
particulièrement
des années entre 1200 et 1500, les chroniques et les
hagiographies de cette période parlent de plusieurs saintes
au
comportement alimentaire surprenant.
La plus connue.
Sainte Catherine de Sienne (1347-1380) ne se nourrissait
que d’une « poignée d’herbes
« (
c’est à dire de légumes selon la
terminologie de
l’époque ) et se faisait
vomir si elle avait
été forcée d’avaler de la nourriture.
Sainte Béatrice de Nazareth vomissait à la simple
odeur de la viande.
D’autres saintes se couvraient la face à la vue de la
nourriture et au moins une d’entre elles a péri de faim.
Sainte Véronique, au 17e siècle, s’obligeait
à ne
rien manger pendant des périodes de trois jours sauf le
vendredi
où elle s’autorisait à mâcher cinq
pépins
d’orange en souvenir des cinq plaies du Christ.
Cependant, malgré les
points communs entre ces
comportements
mystiques et l’
anorexie moderne, certains auteurs font remarquer que
pour un même comportement, les
significations peuvent
grandement
se différencier à des époques et dans
les milieux
culturels et religieux différents. De plus, les saintes
évoquées ne sont pas toutes, loin de
là des
adolescentes ou de jeunes adultes.
Le
jeûne représente un aspect important de la
spiritualité médiévale mais il ne
concernait pas
les deux sexes de la même façon. En effet, on ne
retrouve
que peu de saints masculins entreprenant des jeûnes aussi
extrêmes. A cette période, la survie sans
nourriture
signifiait que d’autres formes de
nourritures spirituelles compensaient
les effets du jeûne: la prière fournissait de quoi
survivre à la manière de l’eucharistie
chrétienne:
le corps et le sang du Christ représentés par
l’hostie et
le vin.
Cependant, il convient de remarquer, au-delà des apparences
,
les différences entre les "
anorexies miraculeuses" et les
anorexies contemporaines. En effet, la Recherche des saintes anorexiques
différent de la clinique actuelle dans la mesure
où ce
qui est recherché est l’
absence d’alimentation.
En aucun cas, la
question du poids, ne vient dans le discours de nos
saintes, alors qu’il est prépondérant dans le
discours
actuel. Le concept des calories n’a pas été
inventé à cette époque, il ne peut
donc en
être question mais celui de poids existe, dans son
application au
commerce, depuis fort longtemps. Il n’est, par contre, jamais
mentionné par nos sujets car leur préoccupation
n’est pas
leur poids mais une question de
pureté appliquée
aux
ingestats.
Les jeûneuses confrontées à la science:
du 17ème au 19ème siècle
Au 17ème et au 18ème siècles, des
médecins
dotés d’une tournure d’esprit plus scientifique
commencèrent à s’intéresser
à ces
comportements qu’ils dénommèrent:
-
INEDIA PRODIGIOSA: miraculeuse privation de nourriture
-
ANOREXIA MIRABILIS: perte miraculeuse d’appétit
Il semble que l’on puisse attribuer la première
description de l’anorexie mentale à
Richard MORTON en 1694 dans son
« Phtisiologia » ou
« Traité des
consomptions ». MORTON,
médecin de James II d’Angleterre, fait,
à partir de
deux cas, un jeune homme de 18 ans et une jeune fille de 16 un tableau
clinique détaillé avec
manque
d’appétit,
refus de nourriture,
aménorrhée,
hyperactivité et
cachexie. MORTON ajoute que cet état se rencontre chez
«
ceux qui ont vécu en état de
virginité », ce qui indique que ce
trouble
n’était ni rare, ni réservé
exclusivement
à l’adolescence.
La disparition de la culture médiévale, jointe
à
l’apparition du mouvement de la réforme et
à la
méfiance accrue de l’église catholique
pour le
culte des saints, modifie quelque peu la position des
j
eûneuses
miraculeuses qui sont maintenant accessibles à
l’examen
des autorités séculières et
médicales.
Au plus fort de la réforme, une abstinence
prolongée de
nourriture était considérée comme
possession
diabolique plutôt qu’oeuvre divine, c’est
à ce
moment que même les autorités religieuses
commencent
à soupçonner quelque folie sous le
désir de
mortification.
Cependant quelques cas subsistèrent à bas bruit
en
Europe, se contentant d’une notoriété
locale. Ces
quelques cas sont représentés par des jeunes
filles
d’humble origine ne se nourrissant que d’aliments
délicats évoquant l’idée de
pureté:
fleurs ou même odeurs de fleurs. La nature de ces
créatures éthérées est si
délicate
qu’elle ne peut s’accommoder d’
aliments
grossiers.
L’histoire d’
Eva FLIEGEN est, à cet
égard,
édifiante. Vers 1600, la
« jeûneuse de
MEURS » en Hollande fut conduite dans le verger
d’un
notable local dont on l’encouragea à
goûter les
fruits. A peine eut-elle porté une cerise à ses
lèvres qu’elle en tomba malade et failli en mourir.
Outre l’ingestion de nourritures terrestres, le statut de
«
vierge miraculeuse »
n’était pas
sans danger dans la mesure où, au 16ème
siècle,
une jeune fille allemande convaincue de
fraude fût
exécutée quand on découvrit
qu’elle se
nourrissait en
cachette. De tels comportements au
« siècle des
lumières »
soulevèrent de plus en plus de scepticisme de la part des
autorités médicales et scientifiques. La
théorie
de la
fermentation corporelle et la conception du sang comme fluide
réutilisable amena REYNOLDS (aux alentours de 1680)
à
conclure que ces pucelles pouvaient survivre sans manger sans pour
autant être des «
vierges
miraculeuses »
Le cas de Ann MOORE, « la Jeûneuse de
TUTBURY » en Angleterre, au tout
début du
19ème siècle souleva un formidable
intérêt
s’étendant jusqu’aux
Amériques. Celle-ci,
pécheresse repentie, qui se manifestait surtout jusque
là
par une forte piété, commença en 1807
une
anorexie
qui devait bientôt devenir publique et
célèbre.
Une première enquête donna quatre
hypothèses:
- l’anorexie comme manifestation du
pouvoir surnaturel de
Dieu
- il est possible de vivre à partir de
« l’air »
- la malade souffrait d’une maladie de l’oesophage
l’empêchant de manger
- l’imposture
Au bout de cinq ans, en 1812, les autorités locales
religieuses
et séculaires entreprirent une nouvelle enquête.
Une
observation d’un mois fût mise en place de la
manière la plus stricte. Après une semaine, Ann
MOORE
semblait gravement malade et malgré les demandes de sa fille
l’observation continua encore pendant dix jours au bout
desquels
il fut trouvé sous son lit une couverture imbibée
d’urine, ce qui indiquait qu’elle se nourrissait
puisqu’elle rejetait de l’urine puis on la surprit
en train
de se sustenter à l’aide de mouchoirs
imprégnés d’eau et de vinaigre
Prise sur le fait Ann MOORE fut forcée d’avouer
son
imposture. Une telle victoire de « la science et la
morale » eut des implications pendant tout le
19ème
siècle, et pendant de nombreuses années le nom
d’Ann MOORE fut associé à
l’imposture.
La confrontation suivante entre science et anorexie miraculeuse devait
se dérouler autour des années 1870,
l’autorité médicale se sentant
suffisamment
sûre d’elle-même pour aller
jusqu’au bout de la
confrontation.
Au pays de Galles, une jeune fille de 12 ans,
Sarah JACOB, ayant
commencé à jeûner en 1867, ne mangeait
" qu’une
petite pomme, de la grossseur d’une pillule dans une
cuillère
à thé".
Après enquête, le cas devint
célèbre et
objet d’admiration pour des centaines de visiteurs, ayant
succombé à l’important battage fait autour d’elle.
En Novembre 1869, les
autorités
médicales de Londres envoyèrent quatre
infirmières de confiance au pays de Galles pour
vérifier
les prétentions de Sarah JACOB. Après
négociations, la maison fût fouillée
à la
recherche de
nourriture cachée, sa soeur cadette ne
fût
plus autorisée à partager sa couche et la veille
commença.
Les infirmières furent
expressément
interdites de donner quelque nourriture à la patiente, sous
prétexte qu’aux dires des parents lui proposer de
la
nourriture ne contribuerait qu’à
l’affaiblir et
qu’ils lui avaient promis de ne plus lui proposer de nourriture sans
qu’elle le demande. Au bout de 36 heures, les infirmières
purent
observer l’apparition de taches d’urine sur sa
chemise de
nuit, mais le père interdit aux médecins
l’examen
intime de sa fille. Au 6ème jour la jeune fille
s’affaiblissant, les infirmières
demandèrent aux
médecins et aux parents l’autorisation de la
nourrir mais
les parents refusèrent de peur que l’on ne mette
en doute
leur honnêteté, malgré les pressions
médicales. Le 10ème jour, Sarah JACOB
mourut et
ses
parents furent condamnés à des peines d’un an et
de six
mois de prison pour meurtre.
La science médicale avait enfin remporté une
victoire
incontestable sur l’anorexie miraculeuse. La mode en disparut
lentement et les quelques suivantes se gardèrent bien de se
confronter de trop prés à un examen strict.
L’anorexie dite
« mentale » entrait
de plein droit dans le domaine médical en sortant de celui
de la
mystique.
L’anorexie moderne
La question de la découverte médicale de
l’anorexie
mentale reste un sujet
disputé entre français et
anglais.
En effet, les deux pays revendiquent énergiquement
l’invention
de l’
anorexie mentale.
D’un coté, sir
William GULL, médecin
privé de SM
Victoria, reine d’Angleterre, impératrice des Indes (mais
également, pour la petite histoire, un des principaux
suspects
d’être
Jack l’éventreur) parle dès 1869
"d’
l’
apepsie hystérique" concernant des jeunes femmes refusant
de
s’alimenter, alors qu’elles sont déjà
très
amaigries, puis en Juillet
1874, publie pour la
première
fois une description de "l’
anorexia nervosa".
Entre temps, le psychiatre
Charles LASEGUE, inspecteur
général adjoint des maisons
d’aliénés et
médecin du dépôt spécial de
la
préfecture de police a publié en
1873 la
description de
ses résultats tirés de l’examen de huit patients
soignés pour "
anorexie hystérique".
C’est à
Jean-Martin CHARCOT, qui fut l’un des
maîtres de
FREUD en psychiatrie, que l’
hospitalisation avec isolement est due
alors que LASEGUE ne la prescrit aucunement. CHARCOT imagine ainsi de
forcer la patiente anorexique à manger par l’
ennui
et
l’isolement de son entourage. La méthode de l'
isolement a été pratiquée de manière courante en FRANCE jusque dans les années 70.
Cette méthode actuellement
très
décriée présente l’avantage
d’être
extrêmement efficace au
très court terme.
Malheureusement
si elle permet une reprise de poids dans des cas de
dénutrition
extrême, elle reste
inefficace à long terme dans
la mesure
où le poids gagné parfois difficilement est
perdu
bien
plus vite qu’il n’a été gagné
dès la
fin de l’hospitalisation. De plus, les conséquences
psychologiques sur la confiance envers les soignants d’une
méthode aussi expéditive ne sont guère
aisées à dissiper.
Les rares cas décrits par
Sigmund FREUD, dans ses
descriptions
cliniques,
rattachent l’anorexie à l’hystérie
mais,
visiblement pour le père de la psychanalyse, l’anorexie ne
constitue qu’un
symptôme annexe qui ne mérite
guère
son attention.
La psychanalyse classique n’y portera guère
qu’un
regard anecdotique pendant longtemps, peut-être, à
sa
décharge, faut-il aussi imaginer que pendant longtemps la
pathologie a été
peu répandue.
J’en donnerai pour exemple une expérience personnelle, en
1988,
alors que j’étais aux Etats-unis pour présenter
une
communication (
on anorectic transference), des amis
américains
m’ont donné l’occasion de rencontrer un psychanalyste
américain retraité lors d’un dîner qui
s’est
avéré passionnant. En effet, notre
expérience de
l’anorexie était radicalement différente, sa
pratique
entre les années 1940 et 1980 environ, dans une grande
ville, ne
lui avait donné l’occasion que de suivre quatre
patientes
anorexiques en tout et pour tout, alors que la mienne, pourtant
débutante, se contentait d’en suivre presque deux fois plus
par
semaine. C’est dire la différence radicale de l’incidence de
l’
anorexie mentale entre ces deux époques.
Le grand nom à citer, dans l’intérêt
porté
à l’émergence de l’anorexie mais aussi de
l’obésité, est celui d’
HILDE BRUCH,
psychiatre
allemande émigrée aux Etats-unis pour fuir les
persécutions nazies, ses ouvrages les plus connus sont "
Les
yeux et le ventre" et "
La cage dorée"
En France, il nous faut citer l’ouvrage princeps de Jean, Edith
KESTEMBERG et Suzanne
DECOBERT "
La faim et le corps" en 1972 puis,
celui de
Bernard BRUSSET "
L’assiette et le miroir" en 1977.
HISTOIRE DE LA BOULIMIE
Contrairement à ce l’on peut parfois lire ou entendre, il
est
hasardeux de faire entrer les comportements alimentaires des "orgies",
ou plus exactement des banquets de l’époque de l’empire
romain
dans le cadre des
conduites boulimiques. En effet, même si
les
apparences vont dans le sens d’une similarité dans les
aspects
de quantité de nourritures ingérées et
dans,
parfois, l’utilisation de vomissements pour se soulager le contexte est
radicalement différent.
Tout d’abord, nous ne possédons qu’étonnamment
peu de
textes sur les moeurs romaines à table. Ce sont surtout,
soit
des romans tels que le "
Satyricon" de
Petrone où est
décrit avec force détails, voire
exagération, le
banquet du riche affranchi Trimalcion ou "
l’âne d’or "
d’
Apulée ou des "Vitae" telles que "
Les vies des douze
Césars" de
Suétone où sont parfois
décrits
les banquets, non de simples particuliers mais des empereurs, le trait
y est souvent chargé puisque à
l’époque le but
était de présenter aux
générations futures
des exemples à suivre, ou à ne pas suivre, quitte
à exagérer ou à inventer pour mieux
convaincre.
Enfin, il convient de rappeler, certains faits qui
différencient
les moeurs romaines aussi démesurées soit-elles
des
comportements boulimiques. Tout d’abord, la quantité et la
rareté sont une obsession de la
société romaine de
l’empire OCTAVIUS rival du célèbre
APICIUS (1er
siècle après JC) allant jusqu’à payer
5000
sesterces pour un surmulet d’une taille exceptionnelle, sans que la
question de son goût n’entre jamais en compte, de
manière
à impressionner ses convives.
Le banquet est un
acte social,
et
non
solitaire comme la
boulimie, où le statut de
l’hôte
est caractérisé par l’
abondance et la
rareté, donc
la cherté des plats proposés. Les plats
proposés,
dans un contexte de richesse extrême de la puissance
invitante il
ne faut pas l’oublier, ne représentent aucunement un
échantillon signifiant de l’alimentation romaine. Ils ne
sont
que les seuls ayant laissé trace, du moins dans
l’imagination,
durant 1500 ans d’histoire. Dans un tel contexte, la richesse et la
variété des plats offerts ne s’appliquent qu’aux
hôtes de marque, les invités de moindre importance
devant
se contenter de ce qu’on lui servira, de mets de moindre
qualité. De plus, chacun repartira avec
l’équivalent d’un
"doggy-bag" prélevé sur les restes du repas.
Ainsi le cliché du
gavage suivi de
vomissements ne
s’applique
qu’à une minorité d’invités de marque,
eux
même issus d’une minorité de personnages
suffisamment
notables pour être invités dans le cadre d’un
banquet,
c’est à dire une partie infime de la population romaine.
Pendant quelque quatorze siècles, après la chute
de
l’empire romain d’occident en 476, seuls quelques rares descriptions
médicales parleront de "
boulimus" qu’il faudrait
peut-être
rattacher à l’
hyperphagie qu’à une
véritable
boulimie telle que nous la concevons.
Le " New Dictionary of Medical Science " au 19ème
siècle
donne la définition du terme "
boulimia " : " de
bœuf et de faim - (faim de bœuf):
l’
appétit
féroce. Cependant, entre 1844 et 1944, il
n’apparaîtra
dans la sphère médicale américaine
aucune
description de boulimie.
En Europe, nous retrouvons
GULL, qui repère en 1873 que
certains
patients présentent entre les périodes de
renoncement
à la nourriture des périodes d’
appétit
particulièrement vorace mais aussi
LASEGUE qui
décrit un "
faux appétit impérieux"
dans un
comportement inverse à l’anorexie chez certains
hystériques.
Pierre JANET décrit en 1903 avec le
cas de
Nadia un
comportement boulimique franc.
Aux Etats-unis en 1959,
STUNKARD, rapproche la
boulimie de
l’obésité.
Grâce aux travaux de
Laurence IGOUIN et de
Bernard
BRUSSET
à la fin des années 70, en France, la
boulimie se
différenciera de l’
anorexie et de
l’
obésité en
tant qu’entité autonome.